Mon tableau préféré de Vanessa Bell représente trois femmes en pleine conversation assises près d’une fenêtre, penchées l’une vers l’autre, l’air conspirateur. Il est rare et exaltant de voir ce genre d’intimité dans l’art : un portrait de l’amitié féminine dénué de toute sentimentalité qui montre des femmes discutant avec animation, partageant confidences ou opinions, invitant le spectateur à se joindre au débat. Virginia Woolf, la sœur de l’artiste, fut captivée par ce tableau. « Je pense que tu es un peintre vraiment remarquable, écrivit-elle à Vanessa Bell au sujet de Conversation (1913-16), mais par-dessus le marché tu as un don pour la satire, tu sais transmettre les impressions que procure le spectacle de la vie humaine : tu es une nouvelliste hors pair et j’envie le savoir-faire avec lequel tu mets en scène une situation. »*
L’œuvre à la fois riche et vaste de Virginia Woolf invite précisément au type de conversation passionnée que dépeint le tableau. Depuis sa mort voici huit décennies (par noyade dans la rivière Ouse le 28 mars 1941), ses romans, essais et nouvelles ont fait l’objet de livres, de séries télévisées, de films, d’expositions, d’un ballet et de nombreuses, très nombreuses conversations, à la fois publiques et privées — en particulier entre femmes pour lesquelles ses prises de position radicales sur l’égalité et l’émancipation féminine revêtent souvent une importance capitale. Virginia Woolf elle-même appréciait beaucoup la conversation : elle consignait dans ses journaux les longs échanges qu’elle avait avec ses amis autour d’une table, au téléphone, en parcourant le labyrinthe des rues londoniennes ou en arpentant la campagne verdoyante du Sussex. Dans ses œuvres de non-fiction — en particulier ses essais Une chambre à soi et Trois Guinées —, Virginia Woolf s’adresse directement à ses lecteurs, qui se réjouissent de l’agilité de son esprit tandis que sa réflexion se déploie dans un crescendo de phrases éloquentes et passionnées. Cependant, une grande part de sa fiction s’articule autour de l’impossibilité de connaître véritablement autrui : ses romans sont peuplés de personnages qui dissimulent leurs pensées à leur entourage, méditant sur la solitude fondamentale de la nature humaine tout en s’efforçant de comprendre qui ils sont et comment ils désirent vivre.
Il y a tant de façons de commencer une conversation sur Virginia Woolf, et tant de directions qu’une telle conversation pourrait prendre au fil de la soirée — de ses grandes théories philosophiques à la lecture approfondie de certaines phrases ciselées comme des joyaux. Nous pourrions d’abord évoquer le 25 janvier 1882, jour de la naissance d’Adeline Virginia Stephen dans une famille victorienne aisée ; ou les morts successives de sa mère, de sa demi-sœur bien-aimée Stella et de son père, après quoi elle put échapper à ses demi-frères — qui espéraient les voir, elle et sa sœur, se fondre comme il se doit dans la haute société — pour se forger un tout autre chemin. Lorsqu’elle écrivait sur sa propre vie, Virginia Woolf commençait souvent par son « nouveau départ »* ô combien mythique lorsqu’en 1904 elle quitta avec son frère et sa sœur le domicile familial sis au 22 Hyde Park Gate à Kensington pour aller s’installer au 46 Gordon Square à Bloomsbury où ils décidèrent que « tout serait différent »*. C’est au cours des soirées du jeudi qui se tenaient là-bas et qui réunissaient régulièrement un monde hétéroclite venu discuter littérature, art, sexualité et philosophie, qu’est né le Bloomsbury Group, ce cercle informel d’amis qui exerça une influence durable sur la culture anglaise durant la première moitié du vingtième siècle. Nous pourrions également commencer par l’éclosion de Virginia Woolf en tant qu’écrivain avec ses premières critiques littéraires publiées dans le Times Literary Supplement. « Maintenant nous sommes des femmes libres »*, écrivit-elle à son amie Violet Dickinson le jour où elle reçut sa première fiche de paie : la capacité à gagner sa vie, comme elle l’affirma dans son essai novateur Une chambre à soi, est essentielle à la construction de l’identité d’une femme et à son cheminement vers la liberté intellectuelle et matérielle.
Les conversations sur Virginia Woolf ne commencent guère, curieusement, par ses premiers romans : bien que La Traversée des apparences (1915) et Nuit et jour (1919) mettent en scène des héroïnes profondément déçues de voir que les attentes de la société ne reflètent jamais leurs espoirs et leurs désirs personnels, ces deux ouvrages sont, du point de vue de la forme, relativement conventionnels. Pour sa part, Virginia Woolf finira par attribuer ses véritables débuts d’écrivain à l’influence de son ami Roger Fry qui organisa l’exposition Manet and the Post-Impressionists aux Grafton Galleries en novembre 1910, lors de laquelle Londres découvrit pour la première fois les œuvres de Matisse, van Gogh, Gauguin et Cézanne. « En ou aux alentours de décembre 1910, écrivit Virginia Woolf au sujet de l’exposition dans son célèbre essai Mr Bennett et Mrs Brown, la nature humaine a changé. »* Ces toiles colorées, abstraites et modernes, qui ne représentaient pas avec réalisme leurs sujets mais cherchaient à en transmettre l’essence via des constructions formelles innovatrices et sensuelles, révélèrent à Virginia Woolf de nouvelles manières de croquer dans sa fiction personnages et relations, et la persuadèrent qu’un roman pouvait non seulement reposer sur une intrigue mais aussi raconter des vies intérieures. Avec son troisième roman, La chambre de Jacob (1922), dont le héros Jacob Flanders se révèle à travers les fragments de souvenirs d’autrui, Virginia Woolf eut le sentiment « d’avoir trouvé (à quarante ans) comment [s]’exprimer avec [sa] propre voix »*. Ce glissement vers un style narratif non linéaire, qui oscille entre différents points de vue et insiste sur les images et les sensations plutôt que sur les événements, atteignit son apogée avec Les Vagues (1931), le grand roman expérimental dans lequel Virginia Woolf consigne les impressions et les pensées des personnages sans dialogue ni lien à la réalité extérieure. Alors qu’elle travaillait à Mrs Dalloway (1925), elle expliqua qu’écrire revenait à « percer un tunnel »*, une technique qui lui permettait de glisser du passé au présent en un battement de paupières, révélant ainsi des pans supplémentaires de l’histoire de ses personnages au gré des nécessités de la narration. Dans ses journaux intimes et au début des mémoires sur lesquels elle travaillait à sa mort, Virginia Woolf fouille son passé, passant au crible ses souvenirs en quête des « moments d’existence »* dans lesquels se trouvait peut-être, comme elle le suggérait, son moi le plus intime.
Naturellement, nous pourrions évoquer la vie sentimentale de Virginia Woolf : son mariage avec Leonard Woolf et leur aventure éditoriale avec Hogarth Press, la maison qu’ils ont fondée ensemble et qui a publié la plupart de ses livres — avec des couvertures de sa sœur Vanessa —, ainsi que des ouvrages importants d’auteurs contemporains modernistes (et amis) tels Katherine Mansfield et T. S. Eliot. Ou encore sa liaison électrisante avec Vita Sackville-West qui lui inspira Orlando (1928), roman dans lequel Virginia Woolf s’aventure sur plusieurs siècles à travers un personnage dont la personnalité et le sexe changent en cours de route, soulignant ainsi les hypocrisies inhérentes aux règles sociétales strictes en matière de genre. Nous pourrions étudier ses écrits précurseurs sur la maladie et sur son propre combat pour sa santé mentale ; nous pourrions parler de son engagement face à la guerre, « l’absurde fiction masculine »* qui hante la plupart de ses œuvres, de la mort inutile de Jacob Flanders au suicide de Septimus Smith qui souffre de stress post-traumatique, comme nous le nommons aujourd’hui, après son retour du front dans Mrs Dalloway (1925). Sur une note plus légère, nous pourrions évoquer l’amour assumé de Virginia Woolf pour les vêtements, ce qu’elle nommait « la conscience de la robe »* — son goût pour les matières et l’esthétique qui se manifeste aussi dans ses essais merveilleusement évocateurs sur Londres, dans lesquels elle décrit le plaisir intense qu’elle prend, emportée par le flot de la foule, à contempler les vitrines des boutiques de luxe d’Oxford Street.
Nous pourrions passer des heures à décortiquer son merveilleux essai Au hasard des rues : aventure londonienne, une ode aux possibilités imaginatives de la capitale — et alors que les villes européennes émergent à peine de plusieurs confinements successifs, nous trouverions peut-être des parallèles avec Mrs Dalloway, son grand roman sur une ville qui recouvre lentement sa verve tandis que ses habitants prennent peu à peu conscience des horreurs d’une longue guerre.
Dans Une chambre à soi, Virginia Woolf exhortait les femmes à « se pencher sur le passé à travers [leurs] mères »* , en quête d’aïeules susceptibles de nous aider à élaborer de nouvelles façons de vivre, à égalité avec les hommes. La manière dont les femmes ont été systématiquement privées des conditions matérielles et émotionnelles nécessaires au travail artistique révoltait Virginia Woolf, et elle écrivit avec passion sur l’enfermement des femmes dans la sphère domestique qui depuis toujours a étouffé l’imaginaire féminin. « Je dirais même qu’Anonyme, qui a écrit tant de poèmes sans révéler son identité, était souvent une femme »*, écrivit-elle ; et à la fin de sa vie, elle travaillait sur une Histoire de la littérature anglaise afin d’y replacer les femmes en racontant ce que les historiens masculins, concentrés sur les rois et les guerres, avaient choisi d’omettre. De nos jours, lorsqu’elles s’interrogent sur leur place dans un monde encore dominé par les hommes, de nombreuses femmes songent à Virginia Woolf : sa vie et son œuvre appellent les lectrices à « réécrire l’Histoire »* en créant l’avenir auquel elles aspirent. Chaque lectrice possède sa propre Virginia Woolf : son œuvre est si foisonnante d’idées, de personnages, d’expérimentations, de révélations, que toutes celles qui la côtoient en sortent intimement changées. Voilà pourquoi son œuvre est un sujet de conversation parfait — l’occasion de partager nos Virginia Woolf respectives tout en célébrant l’une des plus grandes plumes du vingtième siècle, une plume qui a donné tant de force à tant d’entre nous.
*Traduit de l’anglais au français par Emmanuelle Aronson, 2021.
Vanessa Bell, Conversation, © Estate of Vanessa Bell, 1913-1916. All rights reserved, DACS 2021.
Virginia Woolf, Trois Guinées, Traduction par Viviane Forrester, © Éditions Des Femmes - Antoinette Fouque, 1977. © Times Literary Supplement.
Virginia Woolf, Une chambre à soi, Traduction par Sophie Chiari, © Le Livre de Poche, 2020.
Virginia Woolf, La Traversée des apparences, © Flammarion, 1977.
Virginia Woolf, Nuit et Jour, Traduction par Françoise Pellan, © Éditions Gallimard, « Folio classique », 2017.
Manet and the Post-Impressionists, Exhibition at the Grafton Galleries, November 1910.
Virginia Woolf, Mr Bennett and Mrs Brown, 1924.
Virginia Woolf, La Chambre de Jacob, Traduction par Adolphe Haberer, © Éditions Gallimard, « Folio classique », 2012.
Virginia Woolf, Les Vagues, Traduction par Michel Cusin avec la collaboration d’Adolphe Haberer, © Éditions Gallimard, « Folio », 2012.
Virginia Woolf, Mrs Dalloway, Traduction par Marie-Claire Pasquier, © Éditions Gallimard, « Folio classique », 2020.
Virginia Woolf, Orlando : Une Biographie, Traduction par Charles Mauron, © Le Bruit du Temps, 2020.
Virginia Woolf, Au hasard des rues : Une aventure londonienne, Traduit par M.-J. Tramuta et T. G. Gilbert, © Interférences, 2014.