Leïla Slimani est née à Rabat, au Maroc. La petite fille qu’elle était ne fut jamais découragée par les sermons répétitifs qu’on lui adressait : « Ne fais pas ci, ne fais pas ça, tiens-toi droite, sois gentille. » Au contraire. Ces avertissements réprobateurs la galvanisèrent. Ils furent peut-être le moteur du cri que poussent un jour toutes les femmes, à un moment ou à un autre de leur vie, mais que Leïla Slimani seule a su si justement retranscrire à travers ses romans. Ce cri, avant d’être une exigence de justice, est une demande de reconnaissance. Un blâme en même temps qu’une prière.
Après des études à Paris, que Leïla Slimani connaît d’abord à travers les romans qui en parlent, elle se fait journaliste quelques années, et se spécialise sur les sujets de société dans Jeune Afrique. Mais très vite, elle se rend compte que l’information qu’elle est censée communiquer à ses lecteurs manque de perspective, de profondeur, d’exigence :
« J’ai une aversion pour les explications. Je veux laisser les questions sans réponse car c’est dans ces fossés, dans ces trous noirs que je trouve la matière qui sied à mon âme. »
Seule la fiction semble pouvoir lui procurer un espace de liberté unique et illimité, non seulement pour exprimer ce qui serait intraduisible dans le domaine journalistique ou sociologique, mais surtout pour la libérer de tous les cadres, dont celui, identitaire et social, que l’on projette sur sa double origine :
« Lorsque je me mets à ma table de travail, je ne suis plus vraiment moi. Je ne suis plus une femme, je ne suis plus marocaine ou française, je ne suis même plus à Paris ni quelque part ; je suis affranchie de tout. »
Elle écrit alors un premier roman, qu’elle juge médiocre par la suite, puis s’obstine et participe à un atelier d’écriture qui débouchera sur la publication de Dans le jardin de l’ogre.
Ce roman décrit l’existence d’Adèle, une jeune femme parisienne, mariée et mère d’un petit garçon, qui développe une dépendance au sexe, aux liaisons adultères troubles et secrètes. Adèle saura-t-elle sauver les apparences longtemps ? Se sauver elle-même de pulsions qui la rongent sans trêve, et menacent son équilibre psychique ? Les sujets propres à Leïla Slimani se dégagent avec force de ce premier opus : le désir, la honte, les pulsions dégradantes, les engagements tacites qui corrodent le contrat social et sapent le charme du couple, le renoncement, la déception. Leïla Slimani se lit sans filtre, parce que ses romans refusent le compromis, non seulement avec la morale sociale et le regard des autres, mais surtout avec le langage. Elle écrit ce que l’on n’écrit pas. Ce qui ne se dit pas. Elle ose l’indécence, les mots bruts, le regard clinique et froid qui dérange. Elle parle des états primitifs et sauvages, des faiblesses du corps, des défauts du cœur, des ratés du désir et du couple, des réactions veules. Ce que la société a intériorisé pendant longtemps pour rester société, elle le dévoile au cours de récits apparemment banals, qui retracent la vie d’êtres qui nous ressemblent. Mais pour être quotidiennes et universelles, ces situations honteuses n’en viennent pas moins bousculer nos rêves de perfection, troubler le rapport idéal que nous entretenons avec nous-mêmes.
Dans Chanson douce, lauréat du Prix Goncourt en 2016, la romancière s’inspire d’un fait divers glaçant qu’elle lit dans les colonnes d’un journal américain. Elle y décrit les relations complexes qui se nouent entre Myriam et la baby-sitter de ses deux enfants, Louise. Myriam est partagée entre un fort sentiment de culpabilité vis-à-vis de ses enfants qu’elle voit peu et une gêne grandissante vis-à-vis de Louise qui pénètre dans l’intimité sociale de son couple. Myriam et son mari Paul observent avec inquiétude l’évolution de cette nounou prodigieuse. Ont-ils bien fait de confier la chair de leur chair à cette étrangère ? Son zèle cacherait-il un mobile inavouable ? Certes, Chanson douce fait le portrait de Myriam, mère de famille moderne, tiraillée entre son besoin d’indépendance et l’amour qu’elle porte à ses enfants, mais le roman ausculte surtout Louise, cette femme dont le cœur s’est endurci comme une écorce, que la précarité et la solitude mèneront à commettre l’irréparable. Les récits de Leïla Slimani évaluent le poids de la tragédie individuelle au cœur de toute existence, de la plus romanesque à la plus triviale. Elle examine sans complaisance les mécanismes de nos infamies personnelles, et en creux ceux de nos idéaux.
Grandir dans une société traditionaliste a exalté le goût de Leïla Slimani pour l’indépendance. Ses romans témoignent d’une réflexion incessante sur le poids du regard des autres, mais surtout sur celui des contraintes intériorisées par les femmes qui luttent avant tout contre elles-mêmes pour diriger leur vie en accord avec leurs ambitions personnelles. Chacune de ses fictions évalue le coût de la liberté, une obsession incarnée sous différentes formes selon le profil des héroïnes. Son troisième roman, Le Pays des autres, est la première partie d’une grande fresque intimiste qui retrace la vie de Mathilde, jeune Alsacienne tombée sous le charme d’Amine, officier étranger avec lequel elle s’installe dans la campagne marocaine après la guerre. Le point de vue développé est celui d’une jeune Française devant s’adapter à la culture et aux usages de la ruralité marocaine. Amine est un agriculteur déterminé, installé sur des terres rocailleuses et hostiles. Pendant que sa femme se bat pour élever correctement ses deux enfants dans une maison isolée régulièrement privée d’électricité, Amine s’acharne à cultiver la terre selon des méthodes labo- rieuses mais innovantes. Les portraits de femmes y sont à l’honneur. Celles que l’on voit peu dans les romans, qui cuisinent et s’échinent pour les autres, qui reposent rarement leurs membres courbaturés par l’effort :
« Quand j’écris, je pense toujours à toutes les femmes, mortes ou vivantes, qui n’ont pas pu écrire, qui n’ont pas pu créer, qui ont été empêchées d’écrire de par leur condition, de par le simple fait d’être des femmes. Et chaque fois que j’écris, que je parle, que je rencontre des lecteurs, je porte d’une certaine façon le deuil de toutes ces femmes. »
Mouilala, la mère d’Amine, veuve ayant perdu plusieurs enfants, veille avec angoisse sur Selma, la petite dernière qui grandit trop vite et rêve d’indépendance, d’escapades interdites et de baisers langoureux. Ito et sa fille Tamo, les domestiques berbères du domaine, qui vivent sans savoir lire ni écrire, et que Mathilde désespère d’éveiller aux usages domestiques occidentaux. Il y a surtout Aïcha, la fille de Mathilde et d’Amine, gamine indépendante et sauvage, brillante et farouche, cette « femme d’avant la Chute » que Leïla Slimani charge de toutes les promesses que Mathilde n’aura pas su tenir. Dans Le Pays des autres, les hommes travaillent et sont reconnus pour cela. Mais les femmes se situent dans un entre-deux permanent, opaque et poisseux. Elles se cherchent, en courant à perdre haleine jusqu’aux limites du domaine, comme Aïcha, ou en s’enfuyant avec le désir de disparaître à jamais, comme Mathilde.
La vie est parfois traitée par Leïla Slimani comme une pathologie contre laquelle il faut lutter. Il y a du Beckett dans ses romans : les corps sont usés, empêchés, se retournent contre leurs maîtres. Mais elle avoue que ses inspirations les plus intimes lui viennent de l’Est : Anton Tchékhov, Fédor Dostoïevski, Stefan Zweig, Milan Kundera. Elle révère chez ces grands romanciers leur capacité à prendre en charge les angoisses englouties de l’humanité, à développer une vision métaphysique du roman. Ils lui ont appris à raconter la peur, la honte, l’envie, la culpabilité, l’abattement, des sentiments qui traversent toutes ses héroïnes. Si lire Leïla Slimani constitue un voyage en eaux troubles, une traversée des apparences aussi radicale, c’est aussi grâce à des inspirations féminines, comme Carson McCullers, Marguerite Duras ou Simone de Beauvoir, qui doivent leur destin hors norme aussi bien à la hauteur de leur esprit qu’à la détermination de leurs convictions politiques, jamais mises en sourdine.
Les Rendez-vous littéraires rue Cambon ont souhaité interroger cette écrivaine singulière sur les nécessités de cette écriture aiguisée et acide, qui ne saurait laisser indifférent.
Fanny Arama