Camille Laurens crescendo
Camille Laurens est née à Dijon et sait que l’ancienne devise de la ville était “ Moult me tarde ”. Ce détail balzacien n’a aucune importance : il est d’un autre temps. L’art de Camille Laurens consiste à tenter de défaire les illusions que le passé, les héritages généalogiques et topographiques, les conventions - et parmi elles, la plus évidente et la plus dissimulée de toutes : la langue - placent très tôt dans nos esprits et dans nos cœurs. Alors, par un tour de magie très poétique, Camille Laurens, ou plutôt sa prose, prend cette place : dans nos esprits et dans nos cœurs.
Portrait de l’écrivaine en détective
Camille Laurens naît avec Index (1990). Dès ce premier roman, elle dépeint la chute de son héroïne dans le labyrinthe de l’identité et de tout ce qui l’authentifie : émotions, désirs, souvenirs, civilité, quête de “vérité”. Index formera une tétralogie avec Romance, Les Travaux d’Hercule et L’Avenir, qui portent la marque des influences oulipiennes de la romancière. Ces quatre romans mettent en scène des héros et des héroïnes qui ressemblent fortement aux grands solitaires des récits chevaleresques du Moyen Âge. Ils partent sur la route pour chercher l’aventure, téméraires, bouclier au bras, et reviennent accompagnés par l’Imprévu, ce grave ami qui ne les quitte plus, ce double d’eux-mêmes. Il y a toujours, quelque part dans ces premières œuvres, une petite fille modèle qui tourne mal : elle aime trop les énigmes, les jeux de piste, et ne peut - ni ne veut - résister à tout ce qui donne l’eau à la bouche. Comme les récits de la comtesse de Ségur qu’on lit avec la nostalgie de l’innocence évanouie, ces premiers opus oscillent entre une grande légèreté et un grand sérieux. Leurs trames, sans cesse bousculées par une narratrice intempestive, témoignent de l’égarement où mènent les ambitions personnelles de multiples personnages perdus ou retrouvés. Ils tiennent à la fois du film noir, de la tragédie grecque, et d’une anthologie d’humour noir. Écrire est à ce moment pour Camille Laurens, semble-t-il, “ une sorte de divertissement raffiné, un jeu brillant ”. La fantaisie règne sur son écriture, jusqu’à ce qu’un événement innommable - la perte d’un enfant - vienne troubler cet équilibre.
Du Jeu au Je
Camille Laurens passe alors du “ jeu ” au “ je ”. D’abord, à travers l’écriture du récit bouleversant de la mort de son fils, dans Philippe (1995). Il est le premier d’entre tous ses textes où la fêlure intime s’immisce dans le travail de composition. L’hymne amoureux se double d’une réflexion sur son propre discours, et interroge la place de l’écriture aux côtés d’événements indépassables : disparitions, ruptures, incommunicabilités. S’ouvre une série de romans appartenant à la veine de “ l’autofiction ” ou de “ l’écriture de soi ”, au sein desquels la narratrice convoque les thèmes chers à tout un héritage littéraire français dont Camille Laurens prolonge le prestige. Dans ces bras-là (2000), L’Amour, roman (2003), Ni toi ni moi (2006) sont imprégnés par La Rochefoucauld, Racine, La Fontaine, Molière. Ces glorieux moralistes du XVIIe siècle relevèrent la gageure de démasquer les travers incorrigibles et tragiques des êtres humains par une légèreté de ton inouïe et bienfaisante. Dans ces romans, la narratrice, double de Camille Laurens, aborde avant tout la question amoureuse, seule entre toutes à pouvoir déjouer les prétentions à la vérité et témoigner de l’inexistence d’une authenticité narrative du “ soi ”. Toute identité, toute existence est une fiction, et l’Autre son révélateur.
Plein soleil
La voix de Camille Laurens résonne de l’écho de toutes les voix amoureuses qui disent Oui !, de tous les “ fous curieux ”. de l’amour qui planifient l’ascension périlleuse qu’Icare rendit mythique et fatale. C’est une voix capitale, celle du désir et de l’ivresse, de la gratitude, du bonheur voluptueux d’être en vie et en chair. Une voix qui sonde les entrailles en ravivant les souvenirs enfouis, les secrets innommés et les fantasmes inavoués. Les vertiges du désir décrits par Camille Laurens projettent ses personnages dans une autre dimension de la réalité et interrogent son bien-fondé. Adolphe résume parfaitement les enjeux qui parcourent tous les romans d’amour de Camille Laurens. Paru en 1816 - au crépuscule d’une ère napoléonienne de conquêtes - ce bijou intimiste de Benjamin Constant explore les limites des affections humaines au prisme de la liberté individuelle, nouvelle morale moderne qui tourmente encore nos contemporains (Adolphe est bouleversé par Ellénore, l'arrache à une vie bien établie, puis la quitte. Elle en meurt). Comme Adolphe, les indécis, les irrésolus, les irréguliers sont nombreux dans l’univers imaginaire de Camille Laurens, qui aime à musarder dans les champs de ruines des amours désaffectés. On pourrait penser au premier abord qu’une grande partie de son œuvre est un héritage brillant de la galanterie française revisitée par les Hussards et le regard froid de Roger Vailland. Mais contrairement à ces prédécesseurs masculins, il faut le dire, la prose de Camille Laurens a bien d’autres cordes à son arc. Parmi elles, il y a d’abord la générosité délicate et élégante de son amour inépuisable pour les hommes, dont elle ne néglige ni ne méprise jamais l’énigme. Puis, surtout, l’aura poétique qui se dégage depuis toujours de ses textes. C’est un souffle, discontinu mais manifeste, une différence, implacable et ferme, d’avec eux, qui tantôt enlace, tantôt fusille. Les hommes sont admirés, examinés, jugés, mais toujours aimés, regardés, écoutés dans une langue qui n’a rien à envier aux plus belles déclarations des Nuits d’Alfred de Musset :
“ Quand ton illusion n’aurait duré qu’un jour,
N’outrage pas ce jour lorsque tu parles d’elle ;
Si tu veux être aimé, respecte ton amour. ”
Dans les romans de Camille Laurens, l’amour, même le plus versatile, le plus bâclé, le plus fatal, est pris au sérieux : il est respecté.
Dans ces bras-là (2000) apparaît comme une variation sur les hommes de sa vie, du père au mari, du premier amour au dernier amant, du passant au lecteur. Jamais l’autrice ne cède au langage comptable et cynique qu’on connaît trop bien depuis L’Histoire de ma vie de Casanova. On observe la narratrice, petite fille obéissante, délaisser sa politesse pour autre chose au fur et à mesure de sa connaissance des hommes. La confiance protocolaire qu’elle accorde aux adultes est minée par un soupçon d’imposture profond, qui se manifeste souvent indirectement, à travers le corps et son langage. Camille Laurens n’écrit jamais pour dénoncer ; toujours pour faire avec, mieux. L’Amour, roman (2003) tente d’établir une généalogie de l’amour : sommes-nous fatalement déterminés dans notre manière d’aimer ? Comment se forme un couple ? L’amour n’est-il pas une simple invention langagière, que nous nous approprions pour travestir et ennoblir des attachements éphémères ? Ni toi ni moi (2006) ausculte la douleur des corps qui s’éloignent après les illusions que la matérialité d’un geste ou d’une parole produisent. À partir de Celle que vous croyez (2016), le souffle féministe de Camille Laurens se manifeste avec plus d’emportement. Son héroïne observe avec sagacité la vie battre son plein quand cette chance lui est refusée, et tente de trouver des subterfuges pour y remédier. La folie, la schizophrénie pointent leur nez : il n’est rien de plus romanesque qu’un être empêché. Fille (2020) est l’histoire de cet empêchement séculaire et d’une libération par les mots : “ Parfois, il suffit d’une phrase pour faire tomber des monuments. Donjon d’effroi, remparts de honte, la tour s’écroule dont on était à la fois la prisonnière et la geôlière, et d’un seul coup c’est plein soleil, c’en est fini des meurtrières. ”.
Une conscience verbale
Ses essais portant sur la littérature et sur la langue, comme Quelques-uns ou Le Grain des mots, convoquent les usages langagiers et leur inconscient. Ils trahissent l’amour charnel de Camille Laurens pour la matière sensible de la langue, pour le grain dont leur épaisseur est faite, pour la plasticité de leurs courbes : “ Il y a ainsi dans ma vie des pages que j’ai voulues comme on veut un corps — la gorge serrée, les mains qui tremblent — est-ce que j’exagère, est-ce que cela vous semble incroyable ? ”. Les mots ou les expressions qu’elle convoque pour les examiner 7 ressemblent à ces diamants sensibles à l’oxydation, qui noircissent si on ne les porte pas. Or, frottés à la lumière, c’est le monde entier qu’ils réfléchissent, en télescopant notre regard au prisme de leur filtre éclatant. Le résultat est lumineux de beauté, renversant d’intelligence et d’esprit. Camille Laurens écrit juste parce qu’elle rappelle toujours aux mots l’humanité de leur histoire. Elle rappelle qu’être un mot, c’est être aimé ou mal-aimé, être coupable, être trahi : être en vie. Comment oublier, alors qu’on les prononce plusieurs fois par jour, l’impatience du “ Oui ”, véritable “ trace du désir ”, “ mot cosmique ” qui “ prolonge une conversation commencée de toute éternité avec l’univers ”, ou la gravité du « Jamais », qui nous “ effraie parce qu’il déroule à nos yeux toute l’étendue du temps ” ? Les livres de Camille Laurens nous éveillent à un autre ordre du monde : l’ordre des mots, qui est en réalité un désordre espiègle et envoûtant, un acquiescement salutaire à tout ce qui vit. Ils célèbrent l’énergie singulière propre à la vulnérabilité des êtres assoiffés, qui donne à chacun de leur geste la grâce d’une prière exaucée.
Fanny Arama
Camille Laurens, Index, © Éditions Gallimard, “ Blanche ”, 2014.
Camille Laurens, Romance, © Éditions Gallimard, “ Blanche ”, 2012.
Camille Laurens, Les Travaux d’Hercule, © Éditions Gallimard, “ Blanche ”, 2012.
Camille Laurens, L’Avenir, © Éditions Gallimard, “ Blanche ”, 2013.
Camille Laurens, Philippe, © Stock, “ La Bleue ”, 2011.
Camille Laurens, Dans ces bras-là, © Éditions Gallimard, “ Blanche ”, 2013.
Camille Laurens, L’Amour, roman, © Éditions Gallimard, “ Blanche ”, 2013.
Camille Laurens, Ni toi ni moi, © Éditions Gallimard, “ Blanche ”, 2014.
Benjamin Constant, Adolphe, 1816.
Alfred de Musset, Les Nuits, 1835-1837.
Giacomo Casanova, Histoire de ma vie, © Le Livre de Poche, “ Classiques ”, 2014.
Camille Laurens, Celle que vous croyez, © Éditions Gallimard, “ Blanche ”, 2016.
Camille Laurens, Fille, © Éditions Gallimard, “ Blanche ”, 2020.
Camille Laurens, Quelques-uns, © Éditions Gallimard, “ Blanche ”, 2012.
Camille Laurens, Le grain des mots, © Éditions Gallimard, “ Blanche ”, 2012.